Afrique, Analyse • 3 mai 2025 • Dasein TRAORE
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Le Mali tremble sous des mains qui frappent sans voir. Les juntes successives, depuis treize ans, jouent l’avenir aux dés, hypnotisées par leurs propres hypothèses. Au-delà d’une simple improvisation; c’est une philosophie du vide, un refus de la pensée qui transforme/impose l’urgence en destin.
Diriger un pays est une entreprise qui convoque à la fois la raison, l’intuition et une capacité à transcender l’immédiat pour dessiner un horizon. Mais que devient une nation lorsque ses gouvernants, loin de cet idéal, se laissent guider par des hypothèses jetées au vent, des suppositions dépourvues de réflexion, comme des éclats d’instinct dans une nuit sans étoiles ?
Au Mali, les juntes militaires incarnent bien ce paradoxe depuis plus d’une décennie : un pouvoir qui agit sans penser, qui préfère l’élan à l’analyse, l’urgence à la profondeur. Le Mali est devenu au fil des ans et des coups d’État un laboratoire où s’expérimente une forme de pouvoir brut, presque primal.
En ce sens, les coups d’État de 2012, 2020 et 2021 ne sont pas de simples accidents historiques. Ils révèlent une récurrence, une tentation de remplacer la délibération par l’action, la politique par la force. Ici, l’hypothèse n’est pas une étape vers une vérité, comme chez Descartes, mais une fin en soi, un substitut à la pensée.
L’hypothèse sans pensée
L’hypothèse, dans son essence, est un outil noble. Chez les Grecs, elle était hupothesis, une proposition initiale à soumettre à l’épreuve du logos. Chez Kant, elle devenait un préalable à la synthèse, une intuition à confronter au réel.
Mais au Mali, sous différentes juntes qu’a connues le pays, l’hypothèse se dégrade : elle n’est plus un tremplin vers la connaissance, mais un refuge pour l’inaction intellectuelle. Diriger par hypothèses brutes – “si nous prenons le pouvoir, l’ordre suivra” – revient à abandonner la raison au profit d’un pragmatisme aveugle. C’est une abdication face à la complexité, un refus de penser l’État comme un système organique, exigeant cohérence et projection.
Cette faillite trouve ses racines dans une double crise : celle de la légitimité et celle du temps. En 2012, lorsque le capitaine Amadou Haya Sanogo renverse Amadou Toumani Touré, il ne s’appuie pas sur une critique raisonnée du régime, mais sur une supposition sommaire : l’État est faible parce que son chef l’est.
Cette intuition, née dans le camp militaire de Kati, n’est pas fausse en soi – le nord échappe à Bamako, les djihadistes y prospèrent – mais elle reste orpheline d’une pensée articulée.
Sanogo supposait que sa prise de pouvoir suffirait, sans se demander ce qu’implique de gouverner un pays fracturé, multiethnique, aux ressources limitées. Hannah Arendt, dans La Condition humaine, nommerait cela une réduction de l’action politique à la seule praxis, sans theoria : agir sans contempler, faire sans comprendre.
Le même schéma se répète en 2020 avec Assimi Goïta. Le colonel, à la tête du Comité national pour le salut du peuple (CNSP), renverse Ibrahim Boubacar Keïta sur une hypothèse tout aussi frêle : la corruption et l’inefficacité de “IBK” étant la cause du chaos, leur élimination ramènerait la stabilité.
Cette causalité simpliste – un homme, un problème, une solution – trahit une méconnaissance des dynamiques profondes : les réseaux clientélistes, l’économie informelle, les rivalités ethniques.
Goïta ne pense pas l’État. Il le frappe, espérant que le choc suffira à faire advenir un Mali sublime, un Mali autre. Ce n’est pas une stratégie, c’est une pulsion. Comme le dirait Heidegger, la junte vit dans l’ontique – le factuel brut – sans jamais atteindre l’ontologique, la question de l’être du Mali comme nation.
Philosophiquement, ce refus de réfléchir est une forme de nihilisme pratique. Nietzsche aurait vu dans ces juntes une “volonté de puissance” mal dirigée : non pas une affirmation créatrice, mais une répétition stérile, un éternel retour de l’improvisation.
Les hypothèses maliennes ne sont pas des hypothèses au sens scientifique – testables, falsifiables – mais des paris existentiels, des jets de dés dans un vide conceptuel. Ce vide, nous le verrons, se matérialise dans des actes précis, révélant un pouvoir qui ne sait ni d’où il vient, ni où il va.
L’improvisation incarnée
Passons du concept à la réalité. Le Mali offre une litanie d’exemples où les juntes, par leurs hypothèses irréfléchies, ont trébuché sur leur propre audace. Prenons 2012. Sanogo, après son coup, annonce à la télévision nationale un “retour à l’ordre constitutionnel”. Mais comment ? Rien n’est prêt. Il suppose qu’un gouvernement de transition, imposé par les baïonnettes, ralliera le pays.
Résultat : le nord sombre davantage, les Touaregs proclament l’Azawad, et la France intervient avec Serval en 2013. L’hypothèse – “le pouvoir militaire suffit” – se heurte à une évidence : sans plan, sans alliances, sans vision, la force est vaine. Sanogo cède en quelques mois, laissant un Mali plus désuni qu’avant.
En 2020, Goïta affine le geste, mais pas la pensée. Le renversement de Keïta, le 18 août, est un modèle d’efficacité tactique : arrestation rapide, dissolution du gouvernement, discours rassurant du colonel Wagué à l’ORTM.
L’hypothèse ? “Le peuple, excédé, nous suivra”. Les cris de joie à Bamako semblent le confirmer. Mais ensuite ? La junte nomme Bah N’Daw comme président de transition en septembre 2020, sous pression de la CEDEAO.
Neuf mois plus tard, en mai 2021, nouvelle supposition : N’Daw et son Premier ministre Moctar Ouane freinent les réformes ; un second coup s’impose. Goïta prend les rênes, sans jamais préciser ce que “réformer” signifie. Pas de diagnostic économique, pas de projet social – juste une intuition : “nous ferons mieux”.
Un cas plus révélateur encore : la gestion de la transition. En juin 2022, un décret fixe le retour d’un pouvoir civil à mars 2024. Une hypothèse optimiste, mais vide. Aucune réforme électorale n’est lancée, aucun recensement sérieux n’est conduit. En 2023, face aux critiques, la junte repousse l’échéance, puis suspend le calendrier.
Aujourd’hui, les militaires dirigent toujours, arguant de l’insécurité. Cette valse des délais n’est pas une stratégie ajustée ; c’est une fuite en avant, un “on verra bien” qui expose l’absence de réflexion. Le colonel Abdoulaye Maïga, en conférence de presse en janvier 2025, parle de “conditions objectives” à remplir. Quelles conditions ? Mystère. L’hypothèse tient lieu de gouvernance.
L’alliance avec Wagner illustre cette même légèreté. En 2022, la junte suppose que remplacer la France par des mercenaires russes renforcera l’armée. La reprise de Kidal en novembre 2023 donne un éclat de victoire. Mais arrive l’atroce incident de juillet 2024, à Tinzaouaten : une embuscade du JNIM tue des dizaines de soldats maliens et russes.
L’hypothèse – “Wagner est la solution” – n’a pas anticipé les limites : coût exorbitant (payé en concessions minières), brutalité alimentant les ressentiments locaux, inefficacité face à une guerre asymétrique. Ce choix, improvisé après l’expulsion de Barkhane, reflète une diplomatie par réaction, non par calcul.
Enfin, la suspension des partis politiques en avril 2024. La junte suppose que museler l’opposition stabilisera le pays. Maïga évoque une “subversion” à juguler. Mais le tollé interne force un recul en juillet.
Cette oscillation – réprimer, reculer – n’est pas une tactique ; c’est un aveu d’impréparation. Chaque décision, chaque recul, trahit une junte qui agit sans comprendre, qui suppose sans analyser.
Un Mali entre néant et sursaut
Que produit ce règne de l’hypothèse brute ? Un mélange de fulgurances et de désastres, où l’ontologique croise le concret. D’abord, des succès éphémères. Kidal, repris en 2023, est un trophée : l’hypothèse militaire paie, la foule exulte. La rupture avec la France en 2022, saluée par des milliers de Maliens place de l’Indépendance, flatte un désir de souveraineté.
Mais ces éclats sont des mirages. L’insécurité, loin de reculer, mute. L’attaque de Bamako en septembre 2024 – 77 morts dans une base militaire – montre que l’hypothèse sécuritaire est un leurre. Les djihadistes, mobiles, insaisissables, rient des victoires ponctuelles.
La junte suppose que quitter la CEDEAO en 2024, avec le Burkina et le Niger, ouvrira une ère nouvelle. Mais cette Alliance des États du Sahel, en 2025, n’est qu’un embryon, sans monnaie commune ni marché intégré. L’hypothèse – “l’indépendance viendra seule” – ignore les réalités du commerce global.
Politiquement, le néant s’installe. Le dialogue national de 2024, boycotté par l’opposition, propose cinq ans de plus pour la junte. Une supposition absurde : le temps, sans projet, réglera tout. Les arrestations de leaders politiques et/ou d’opinion crispent les tensions. La légitimité initiale, portée par la colère anti-IBK, s’effrite le silence imposé par la peur.
La junte agit comme si son pouvoir allait de soi, sans jamais l’interroger. Ce refus de penser l’État comme un être-avec (Heidegger) – une communauté vivante – la condamne à une coercition stérile.
Philosophiquement, ce mode de gouvernance est une négation de l’histoire. Hegel voyait l’État comme la “raison dans l’histoire”, une synthèse progressive des contradictions. Au Mali, la junte fige le temps : pas de progrès, juste des hypothèses répétées, un éternel présent de la survie. Le Mali ne devient pas ; il endure.
Cette stase ontologique – un être qui ne se dépasse pas – est le prix d’un pouvoir qui ne réfléchit pas. Les succès tactiques masquent une impasse : sans vision, la force s’épuise, laissant un vide que ni les armes ni les discours ne comblent.
Refonder ou s’effondrer ?
À ce jour, le Mali se tient au bord d’un précipice intellectuel et pratique. Deux voies s’offrent à lui, chacune exigeant de dépasser l’hypothèse brute. La première est une refondation. Elle suppose que la junte, consciente de ses limites, délègue à une assemblée constituante – incluant civils, militaires – la tâche de repenser l’État.
Des élections en 2027, préparées par un recensement rigoureux (dernier datant de 2009), pourraient suivre. L’hypothèse deviendrait alors une étape, non une fin : “si nous structurons, le Mali renaîtra”. Goïta, dans un discours le 15 mars 2025, parle de “refonder la nation”. Mais sans actes – un calendrier ferme, un dialogue réel (surtout) – ce n’est qu’un souffle, une supposition de plus.
La seconde voie est l’effondrement. Si la junte persiste dans l’improvisation – “le peuple attendra”, “les armes suffiront” – le Mali risque une spirale fatale. L’insécurité s’amplifie et Tinzaouaten et Bamako ne sont que des prémices. L’isolement s’accentue et la confédération sahélienne, sans appui international, pourrait s’effriter.
La jeunesse, lasse de promesses creuses, pourrait se radicaliser – vers les djihadistes ou une révolte civile. Levinas verrait ici une trahison de l’Autre. La junte, en ne pensant pas le peuple, le réduit à un objet, non à un sujet.
Ce choix n’est pas seulement politique. Il est existentiel. Le Mali peut-il devenir un Dasein collectif, un être qui se projette, comme le voulait Heidegger ? Ou restera-t-il une coquille, un espace où l’hypothèse remplace l’espérance ? Les juntes ont prouvé leur courage physique. Leur défi est intellectuel.
Refuser de penser, c’est condamner le Mali à l’errance. L’embryon d’un Mali nouveau – souverain, uni, réfléchi – existe peut-être dans les silences de Kati. Mais sans un sursaut, ce ne sera qu’une hypothèse de plus.
Dasein observe, écrit, analyse et déconstruit. Spécialisé sur le Sahel et les dynamiques africaines ...
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