À la une, Analyse, Opinions, Politique • 25 mars 2025 • Tamba François KOUNDOUNO
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Les forces de sécurité et des manifestants s’affrontent à Conakry, la capitale de la Guinée, le 22 mars 2020, lors d'un référendum constitutionnel dont les résultats ont ouvert la voie au président Alpha Condé pour briguer un troisième mandat. © 2020 Cellou Binani/AFP via Getty Images
L’intellectuel, c’est avant tout un homme – ou une femme – de son temps et de son milieu. Et cela implique presque tout, et dit abondamment sur ce que les frustrations et les vicissitudes d’une vie peuvent faire dire à des esprits lumineux, géniaux, presqu’irréprochables sur certains pans de la vie. La condition humaine supplante toujours la vocation d’intellectuel. Elle en est la sève, la graine et le terreau. Elle la guide parfois, l’ennoblit souvent, la conditionne inévitablement tout en lui laissant le soin de cultiver sa singularité. En ce sens, l’intellectuel est un croyant, un déiste qui s’ignore. Son destin, ficelé par le Verbe de l’être suprême, lui est imposé sans lui, en dépit de lui. Mais aussi, possiblement, avec lui. Car le divin n’étant pas le dictateur vindicatif que fantasment les fondamentalistes religieux de tous bords, il l’a doté de libre arbitre. Son conditionnement sociologique, c’est-à-dire le lieu et les conditions tant de sa venue au monde que de son éducation, n’est pas forcément un fatalisme.
Forcément est ici le mot clé. Je crois savoir, à rebours du gargantuesque Pierre Bourdieu, que le non moins titanesque Raymond Boudon n’avait pas entièrement tort : si on ne peut les dépasser foncièrement, on peut renégocier les termes de nos déterminismes sociaux en notre faveur. C’est dans l’effort de ce dépassement, certes ardu et inconfortable, que les destins se distinguent, que les singularités se façonnent, que nos identités deviennent meurtrières ou rédemptrices.
Mais revenons-en au drame originel de l’intellectuel. Qu’il soit universitaire, journaliste, ou écrivain, l’intellectuel n’est pas un martien. Il n’est pas, pour reprendre l’indémodable formule de Théodore Monod, « tombé d’un arbre avant-hier ». Son histoire personnelle est tributaire d’une histoire collective – assumée ou reniée. Ses illusions et ses désillusions sont le fruit de sa socialisation. Je veux dire, et je pense qu’on me voit venir, que nous nageons tous dans ces eaux ravageuses, tapageuses et troubles dont sont faites les espérances et désespérances inhérentes à notre condition d’Homme.
Nul ne s’en sort indemne. D’aucuns en sortent trempés, d’autres mouillés et certains autres salis. Les plus susceptibles, ceux dont les mouvements se sont avérés doublement vains contre les courants dévastateurs du conformisme bien-pensant et du statu quo politique, ceux qui n’ont eu ni le courage ni la foi que requiert la résistance à la bourrasque de la facilité et au méprisable charme de l’accommodement, s’y noient ou s’y perdent. Ils en meurent ou en sortent radicalement transformés, méconnaissables même. Or beaucoup de ceux-là ne s’y sont pas noyés seulement ; ils s’y sont salis aussi. Ils y ont perdu ce qui fait la grandeur d’une âme, d’un Homme: l’intégrité et le respect qu’elle impose.
Je pense faire partie des trempés. Ne me berçant plus d’illusions ni sur la vie ni sur ce que je peux et dois faire pour les miens, ayant accepté la banalité de la vie, de ma vie, je crois encore, quand même, que rien n’est jamais irréversiblement perdu d’avance. Que le dé de la vie n’est jamais irréductiblement jeté. Que nos échecs personnels et collectifs ne sont pas de l’eau jetée ou versée ; c’est de l’eau qui a refroidi, qui peut donc encore être réchauffée ou attiédie. Que même s’il n’y a qu’une gouttelette de possibilité dans un océan d’impossibilités, l’honneur et la grandeur sont du côté de ceux qui croient, qui ne lâchent pas, qui espèrent, et qui font espérer. Car il faut se croire vivant pour vivre véritablement. N’être pas mort, ce n’est pas simplement être en vie. C’est se projeter avec détermination, être là et vouloir l’être avec énergie et gaieté.
Ma voie intellectuelle, nietzschéenne par inspiration, mbébéenne et mudimbéenne par aspiration, aronienne par expérience et hugolienne par mes fréquentations et goûts littéraires, se trouve dans la magnificence, la célébration et l’incessante invocation de cette politique de la possibilité. Je crois modérément. J’espère sobrement. Je me lance précautionneusement. Je ne suis ni pessimiste ni optimiste ; j’essaie tout simplement d’être responsable, vigilant. Et par-dessus tout objectif.
Un lecteur de l’historien néerlandais Rutger Bregman dirait peut-être que je suis un réaliste utopique, ou un utopiste réaliste. Je crois qu’il aurait tort. Je suis, du moins je le pense vraiment, un observateur tragique de notre passé et présent orageux ; un divinateur frugalement optimiste devant notre futur incertain, brumeux. Car Éric-Emmanuel Schmitt a raison : « Même s’il nous déplaît ou nous fait peur, nous devons apprivoiser le tragique. Le reconnaître, le mesurer, tout en repoussant les menteurs qui l’oublient. Certes, il y a de l’inconfort à se montrer lucide, mais le confort ne constitue pas une solution. Notre horreur des tragédies ensanglante le monde plus que les tragédies elles-mêmes. Il nous faut cultiver le sens de la tragédie. Parfois, la sagesse consiste à reconnaître qu’il y a des problèmes sans fin. »
La Guinée n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais un paradis. Ainsi, je crois que mon rôle d’intellectuel, que ma vocation de politiste qui veut devenir historien de notre tragédie postcoloniale, n’est pas d’exiger que la Guinée devienne ce qu’elle ne fût pas, ce qu’elle ne peut devenir. Je sais – et j’accepte désormais – que je ne peux ni transcender ni dépasser la tragédie guinéenne. Mais je peux, veux et dois la comprendre, l’appréhender, l’éclairer, l’élucider.
Et mon unique espoir, en me lançant dans cette quête archéologique de la lucidité, est de persuader l’élite politique qu’elle doit aussi s’atteler à jouer véritablement son rôle. Car s’il est vrai qu’elle ne pourra jamais faire de la Guinée un paradis, elle se doit tout au moins d’essayer d’en faire un enfer paradisiaque, un purgatoire où on peut vivre décemment et avec intégrité. Travailler à rendre les guinéens moins malheureux qu’avant-hier, plus épanouis qu’hier, plus confiants en demain, en eux-mêmes, en leurs compatriotes et en leur pays – voilà, pour moi, le véritable pari de la jeune élite politique et intellectuelle de notre pays.
Le réel est décevant et conflictuel par nature. Mais il n’est pas totalement, presque jamais désespérant. Accepter, ce n’est pas nécessairement renoncer. On peut se soumettre aux exigences du réel sans s’y résigner entièrement. Et c’est dans la possible fulgurance de cette brèche, de ce petit tunnel d’évasion que nous puisons le courage de tenir bon, de survivre ; la force d’espérer.
Mais ceux qui rêvent d’une Guinée idyllique, où les citoyens vivraient dans une harmonie parfaite et une cordialité céleste, feraient mieux de déserter le champ de la pensée politique. De même, ceux qui parent leur cooptation politico-idéologique et leur résignation coupable de cette faussement noble vertu politique qu’est le défaitisme, qui ont cette fatuité de confondre incohérence et nuance, d’assimiler la langue de bois à la pensée complexe, ne font pas honneur à l’ultime sacerdoce qui s’impose à l’intellectuel guinéen : être un phare en périodes nuageuses, un rempart de courage moral en temps de déluges idéologiques, et un guide pour ceux qui veulent s’émanciper de notre passé qui s’incruste et colonise nos rapports hostiles, divergents à la nation, au futur, à l’Autre.
Le passé, écrit l’excellente Jill Lepore dans son immense pavé sur l’histoire politique récente des États-Unis, « est un héritage, un don et un fardeau. On ne peut s’y soustraire. » Comment ne pas souscrire à une telle conception ? Notre devoir de jeunes intellectuels guinéens est donc d’être à la hauteur de cet héritage, de prendre bien soin de ce don, de porter avec responsabilité et bonhomie ce fardeau. Il faut, pour ce faire, sortir de nos renoncements et de nos silences accommodants pour contribuer à faire virer – ou décrédibiliser – tous ces démagogues et vendeurs d’illusions dont la grandiloquence et les élucubrations anhistoriques ont fait de notre espace public une fabrique de la haine, un vivier de remontrances dogmatiques et de stériles querelles mémorielles. Si nous n’avons plus la grandeur de vue nécessaire pour être et aiguiser la conscience collective, si nos épaules ensanglantées par nos péripéties quotidiennes ne peuvent plus tenir l’astreignante mais ô combien majestueuse charge d’être des éclaireurs désillusionnés du clair-obscur postcolonial, si nos mots dévoyés n’ont plus ni cette vitalité rédemptrice ni cette magie régénératrice qui électrisent les sociétés, les persuadent de se lancer dans cette conquête sublime de leur destin, tâchons au moins d’être des chroniqueurs honnêtes et des témoins objectifs de notre tumultueuse époque.
Tamba François est un éditeur senior et analyste politique chez Morocco World News, le premier et pl...
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