À la une, Analyse, Économie • 25 septembre 2025 • Mory Saïfoulaye
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L’insolente pauvreté de notre scandaleusement riche nation est une équation que l’histoire nous oblige à résoudre.
Comment un pays peut-il être à la fois si riche et si pauvre ? Comment expliquer qu’un sol gorgé de richesses, qu’une terre fertile dont l’immensité du potentiel énergétique n’est plus à prouver, laissent autant de foyers manquer de l’essentiel ? Comment la Guinée, puisque c’est d’elle qu’il s’agit ici, qualifiée de scandale géologique, est-elle surtout devenue, à coups de rendez-vous politiques manqués avec l’Histoire et de politiques économiques bâclées ou peu ambitieuses, un scandale économique ?
Que de promesses attrayantes et de slogans mielleux, lesquels se sont toujours soldés par des ruptures brutales et des rêves fissurés n’avons-nous pas entendu depuis l’indépendance ! Les générations passent, les discours changent, mais dans nos faubourgs, la misère persiste. Et l'histoire, tenace et têtue, se répète depuis 1958 : un pays riche qui s’appauvrit, un peuple résilient qui s’épuise. Et alors que le guinéen lambda continue de mâcher du sable et que la plupart des foyers à Conakry et à l’intérieur du pays vivent encore au moyen âge, s’impose désormais à nous une question amère mais nécessaire : où va toute cette richesse dont nous a doté la Providence ?
J’ai voulu comprendre : Pourquoi et comment nous en sommes arrivés là ?
Interroger les silences de l’Histoire
J’ai donc remonté le fil du temps. Je suis retourné aux racines, là où tout a commencé. Des premières routes tracées par la colonisation aux premiers contrats signés à l’encre des promesses brisées. Je me suis plongé dans les archives jaunies,décrypté les politiques économiques ainsi que les choix stratégiques des différents régimes politiques. Je me suis permis, au sortir de cette apnée de lecture, d’écouter les échos lointains des discours enfiévrés.
Car si les réponses se dérobent, elles doivent bien se cacher quelque part : dans les statistiques, entre les lignes des accords secrets, ou dans les silences qui disent plus qu’ils ne taisent des mémoires oubliées. Le silence de l’Histoire.
Dans cette analyse systémique et diachronique, je vous propose un voyage fondé sur des données empiriques et une approche analytique. Un voyage au cœur des héritages coloniaux, des politiques publiques et des choix économiques de nos différents régimes.
Je le dis d’emblée : ce voyage n’est pas un réquisitoire, bien que parfois il arrive qu’il en ait l’allure. C’est surtout et avant tout une tentative d’explication. Un voyage au bout duquel nous tenterons de comprendre comment un pays peut-il être à la fois si riche et si pauvre ; de fissurer les dalles tenaces de ce passé qui encore fait ombre à notre présent et empêche notre futur de déchaîner ses ailes pour voler vers de nouveau horizons, par-delà cet abîme d’éternels recommencements.
Le passé éclatant… et ses ombres
Au commencement était l’or. Le Bouré, cette région aurifère située dans l’actuelle préfecture de Siguiri, irriguait déjà l’économie régionale dès l’époque de l’Empire du Ghana (IVe-XIe siècle). Plus tard, avec l’avènement de l’Empire du Mali, Niani, en territoire guinéen, devient un centre névralgique du commerce ouest-africain. L’économie précoloniale « guinéenne » ne se contentait pas de briller par ses ressources naturelles ; elle prospérait grâce à des échanges commerciaux dynamiques, portés par des réseaux marchands anciens et sophistiqués.
Dans ce contexte, trois grandes zones économiques structuraient le « pays » :
Derrière cette vitalité, les inégalités étaient déjà marquées. L’or guinéen finissait dans les coffres des grands centres sahéliens ou européens, et une partie des bénéfices du commerce échappait aux producteurs locaux. Plus encore, la répartition sociale des activités limitait la mobilité : agriculture assignée aux captifs, artisanat aux castes, commerce dominé par les étrangers dioulas. Cette organisation rigidifiait l’économie et freinait l’émergence d’une véritable bourgeoisie autochtone — une faiblesse structurelle dont les échos résonnent encore.
La colonisation comme briseuse de promesse et tueuse d’élans indigènes
Puis vint la colonisation. La France, sous couvert de modernisation, redessina l’économie guinéenne à son image orientée vers la cueillette du latex. Favorisée par l'essor du vélo et de l'automobile en Europe et donc de l'industrie des pneumatiques, cette activité fut brutalement imposée à la population. Les dangers inhérents à cette mono-activité allaient se concrétiser rapidement : à partir de 1911, le caoutchouc des plantations d'Extrême-Orient, de qualité supérieure et de faible coût de production supplante le produit de cueillette. Le cours du latex à Conakry tombe de 15-20 F/kg en 1909 à 2,50 F/kg en 1915. C'est la crise pour de nombreuses entreprises commerciales ainsi que pour la population qui y trouvaient l'essentiel du numéraire requis par les charges fiscales. Par la suite, le commerce guinéen s'étale sur un grappillage de produits de cueillette ou de ramassage : palmistes, cire, miel, gomme copale… Un autre produit fait toutefois son apparition : il s'agit de la banane. La société « La Camayenne » introduit la banane de Chine en 1900 ; 7 tonnes sont exportées en 1903. L'absence de réseau de transport limite cette production. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l'exportation des productions n'a pas connu de nouveautés réelles. L’exportation du caoutchouc, puis de la banane, remplaça les anciens circuits commerciaux. La voie ferrée Conakry-Niger incarna cette transformation qui, somme toute, était pour le colon un outil pour extraire les ressources locales, pas pour développer le pays.
Les commerçants Dioula furent dépossédés au profit des Syro-Libanais et des Européens. Les investissements publics et privés des plans quadriennaux de l’AOF (1948-1957) se concentrèrent sur le secteur minier. Mais faute d’une bourgeoisie marchande autochtone capable de s’approprier et de prolonger ces dynamiques, l’impact local demeura limité. Cette absence d’acteurs nationaux solides allait, plus tard, ouvrir la voie à une économie dominée par l’État après l’indépendance.
L'indépendance : bourgeoisie marchande, bourgeoisie d'État
En choisissant la rupture totale avec la France, là où d’autres pays préféraient la voie du compromis, la Guinée devient en 1958 le symbole d’une Afrique en quête de dignité. Ce choix audacieux, porté par Ahmed Sékou Touré, traduit une volonté farouche de souveraineté et d’émancipation économique.
Mais derrière l’idéalisme des slogans et la fierté de l’indépendance, la réalité se révèle plus brutale. En rompant avec les réseaux administratifs et financiers de l’ancienne métropole, le pays se retrouve isolé, sans structures solides capables de gérer la transition. L’économie, jusque-là organisée autour des plantations coloniales et de l’exploitation minière, s’effondre faute de relais efficaces. L’État s’impose alors comme l’unique acteur économique, concentrant à la fois le pouvoir politique et le pouvoir de production. Chaque choix gouvernemental se traduit par des bouleversements radicaux dans la vie des Guinéens : interdiction des marchés privés, collectivisation des terres, nationalisation des rares infrastructures industrielles.
Entre 1960 et 1970, la croissance du PIB plafonne à 2 % par an, un niveau bien inférieur à la moyenne africaine. Mais ce chiffre, déjà modeste, masque des fractures profondes : la production agricole chute de 30 %, fragilisant les campagnes et provoquant un exode massif vers des villes incapables d’absorber cette pression démographique. C’est là une première contradiction du projet de Sékou Touré : une volonté sincère de moderniser et d’unifier la nation, mais au prix d’un déséquilibre économique qui affaiblit durablement la société rurale.
Durant les vingt-six années de dirigisme étatique, les effets cumulés des choix politiques sont considérables. Sur le plan politique, le pays s’enfonce dans une logique autoritaire : crises internes, exil massif des élites, rupture avec l’Occident. Sur le plan économique, l’État s’épuise à financer une industrialisation volontariste et une modernisation agricole ambitieuse mais inefficace. Les nationalisations, la multiplication des entreprises publiques et une protection tarifaire extrême devaient théoriquement protéger l’économie naissante. Dans les faits, elles créent des monopoles bureaucratiques coûteux, peu productifs et sources de clientélisme.
Entre 1980 et 1984, la stagnation est totale : une croissance de 0,25 % du PIB pour une démographie en hausse de 2 % par an. Seul le secteur minier tire son épingle du jeu grâce aux exportations de bauxite et d’alumine, révélant déjà une dépendance structurelle à une ressource unique – dépendance qui marque encore la Guinée contemporaine.
La crise économique s’accompagne d’une dégradation sociale : baisse continue du revenu par habitant, explosion de la dette publique, déficit commercial chronique aggravé par les importations alimentaires, inflation nourrie par un taux de change artificiel, et une administration tentaculaire mais inefficace. La mort en prison de Diallo Telli, ancien secrétaire général de l’OUA, en 1977, met en lumière la dérive autoritaire du régime et alimente l’indignation internationale. Face à la colère grandissante, Sékou Touré assouplit partiellement sa politique et rouvre timidement le pays à la coopération avec l’Occident, notamment la France.
En rétrospective, cette période incarne l’un des paradoxes les plus frappants de l’histoire guinéenne : une volonté sincère d’émancipation et de modernisation, mais mise en œuvre à travers un modèle de développement centralisé et autoritaire qui a échoué à libérer le potentiel économique du pays. L’héritage est encore visible aujourd’hui : une dépendance excessive au secteur minier, une agriculture fragile, une administration bureaucratique et un déficit de confiance entre l’État et la société.
Ainsi, lorsque Sékou Touré s’éteint en 1984, la Guinée hérite d’un État fort mais exsangue, d’une économie dépendante et outrageusement épuisée. Le coup d’État militaire qui porte Lansana Conté au pouvoir apparaît alors moins comme une révolution qu’une tentative de survie – et c’est dans ce contexte que naît la Guinée “ajustée”.
L’héritage ambigu de l’ajustement structurel sous Lansana Conté
Avec l’arrivée de Lansana Conté en 1984, la Guinée rompt brutalement avec le dirigisme étatique de la Première République. Le pays s’engage dans une série de réformes libérales, encadrées par le FMI et la Banque mondiale, qui visent à stabiliser les grands équilibres et à ouvrir l’économie au marché mondial. Deux piliers sont directement ciblés : la monnaie et la fonction publique. La réforme monétaire de 1985-86 consacre la naissance du franc guinéen et la libéralisation des prix, tandis qu’une politique de réduction drastique des effectifs publics fait passer le nombre de fonctionnaires de 90 000 en 1986 à environ 50 000 au milieu des années 1990.
Le Programme de Redressement Économique et Financier (PREF) s’articule autour de trois chantiers : stabiliser les équilibres, libéraliser le commerce, désengager l’État des activités productives. Les premiers résultats sont notables : la dévaluation de 1986 relance les exportations agricoles, l’inflation est domptée (72 % en 1986 contre 5 % en 1994), et la croissance retrouve un rythme de 4 % à 4,5 % par an dans les années 1990. Les indicateurs sociaux suivent : le taux de scolarisation double presque en une décennie, et l’accès à l’eau potable passe de 28 % à plus de la moitié de la population.
Mais derrière ces avancées, les failles structurelles persistent. L’économie reste sous perfusion minière : la bauxite fournit près de 60 % des recettes publiques. L’agriculture, bien qu’employant la majorité des Guinéens, reste marginalisée, dépendante des importations de riz. L’industrie nationale, embryonnaire, n’arrive pas à décoller. Quant à la corruption, elle ne disparaît pas : elle prend d’autres formes, alimentée par l’afflux des capitaux étrangers et l’affaiblissement des contrôles publics.
En somme, le régime Conté inaugure une nouvelle matrice : un État stabilisateur, rassurant les bailleurs et les marchés, mais incapable de transformer la rente minière en développement inclusif. Si les réformes ont restauré une certaine crédibilité internationale et permis un redémarrage économique, elles ont aussi laissé un héritage ambigu : croissance sans transformation, ouverture sans industrialisation, libéralisation sans redistribution équitable.
Lorsque Conté s’éteint en décembre 2008, il laisse un pays encore miné par la pauvreté et les inégalités, avec une corruption devenue presque banale. Le coup d’État qui suit, mené par le capitaine Moussa Dadis Camara, promet la rupture mais reconduit en réalité les mêmes logiques.
En définitive, malgré leurs différences de style, les régimes de Sékou Touré et de Lansana Conté ont légué le même socle paradoxal : une économie riche de ses ressources, mais pauvre de ses résultats.
La refondation comme continuité et comme sursaut inachevé
La mort de Lansana Conté en 2008 aurait pu marquer une véritable rupture. Mais la Guinée n’a pas changé de matrice. Les régimes qui se succèdent – le CNDD de Dadis Camara, la coalition arc-en-ciel autour du RPG d’Alpha Condé, puis le CNRD de Mamadi Doumbouya – se présentent comme des refondateurs. Pourtant, lorsqu’on gratte la surface, ce qui apparaît, c’est surtout la peau dure de la continuité : un État stabilisateur, une économie ouverte, mais toujours prisonnière d’un modèle extractif.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Plus de 90 % de nos exportations proviennent encore du secteur minier, essentiellement de la bauxite. Les recettes publiques, elles, dépendent pour près des deux tiers de cette rente. Oui, des barrages ont été construits – Kaléta (2015) et Souapiti (2021) ont doublé la capacité installée. Oui, les routes, écoles et hôpitaux se sont multipliés. Mais l’effet reste concentré : un peu de lumière dans les villes, quelques grands chantiers visibles, tandis que dans les campagnes, l’accès à l’eau, aux soins et aux marchés reste précaire.
L’agriculture, qui emploie pourtant la majorité des Guinéens, reste le parent pauvre. Déjà dépendante des importations de riz dans les années 1990, la Guinée l’est toujours aujourd’hui. Chaque variation des prix mondiaux se traduit aussitôt dans les marchés locaux, fragilisant le quotidien des ménages.
Le tableau est le même dans l’industrie et les PME : malgré l’afflux d’IDE (Investissement Direct Étranger) dans les mines, l’industrie locale reste embryonnaire, les petites entreprises naissent mais peinent à grandir, freinées par l’absence de crédit adapté et des infrastructures défaillantes.
L’État signe, prélève, redistribue un peu… mais sans organiser la montée en gamme de l’économie.
Le mécanisme est connu : les cours mondiaux de la bauxite gonflent les recettes de l’État, qui financent salaires, subventions et quelques infrastructures. Mais la chaîne de valeur reste courte : peu d’emplois, peu de sous-traitance locale, peu d’industries dérivées. Résultat : les ménages ressentent peu les « succès macroéconomiques ». Leur panier alimentaire dépend toujours des importations, leur quotidien reste rythmé par les coupures et la flambée des prix.
Héritage partagé – Comprendre pour espérer autrement
En réalité, qu’il s’agisse du CNDD, d’Alpha Condé ou du CNRD, chacun a promis la rupture. Mais tous ont, en réalité, gouverné dans le sillage de la matrice mise en place par Conté : un libéralisme encadré, une dépendance minière, et une administration où la corruption et la rente cohabitent avec quelques îlots de modernisation.
En somme, la Guinée post-Conté a stabilisé son image internationale, accru ses infrastructures, mais elle n’a pas encore converti sa richesse minérale en prospérité partagée. Le paradoxe demeure. Nous restons riches… mais pauvres.
Au terme de ce voyage à travers les siècles, je crois avoir saisi les racines profondes de notre condition actuelle. La Guinée n’est pas pauvre parce qu’elle manque de richesses. Loin s’en faut. Elle est pauvre parce que, de l’or du Bouré aux contrats de bauxite d’aujourd’hui, ses ressources ont trop souvent été extraites sans être transformées. De la colonisation au dirigisme étatique, de l’ajustement structurel aux promesses de refondation, un même fil traverse notre histoire : la difficulté à convertir la rente en prospérité partagée, à transformer l’abondance en mieux-être collectif.
Mais comprendre ce passé n’est pas céder au fatalisme. Car si les héritages pèsent, ils ne condamnent pas. Le régime actuel, au-delà des querelles politiques qui l’entourent, porte dans ses annonces une ambition de rupture : diversification de l’économie, industrialisation de la chaîne minière, valorisation de l’agriculture, investissements dans l’énergie. Autant de chantiers qui, s’ils ne restent pas lettres mortes, pourraient ouvrir une brèche dans ce cercle qui nous enferme depuis des décennies.
Alors oui, la Guinée reste aujourd’hui ce paradoxe – riche et pauvre à la fois. Mais ce paradoxe n’est pas une fatalité. C’est une équation. Une équation dont la résolution exige – comme je l’écrivais déjà ailleurs – du feu. Ce feu intérieur qui doit animer une nation à se lever, à s’affirmer, à écrire enfin son propre destin.
L’insolente pauvreté de notre scandaleusement riche nation est une équation que l’histoire nous oblige à résoudre. Pas en répétant les erreurs du passé, mais en osant bâtir un modèle où nos richesses cessent d’être une malédiction… et deviennent enfin une promesse tenue.

est un professionnel de l’analyse de données doté d’une expertise transversale en économie, finance ...
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