Analyse, Opinions • 18 avril 2025 • Ali Camara
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Il est temps de transcender nos déterminismes et notre propension à l’autoflagellation pour poser les nécessaires bases d’un dialogue politique inclusif, voire d’une union nationale autour d’idéaux communs.
Se fendant depuis un certain temps de tribunes diffuses, indigestes et empreintes de philosophie politique qu’on apprend dans les gargotes, certains commentateurs de la scène politique guinéenne donnent l’impression de consacrer, voire d’encenser le renoncement et l’abdication comme notre seule issue devant une situation qu’on ne peut pas changer. Dans un discours dont le seul mérite est d’alterner habilement entre la subtilité et la perfidie, l’on nous chante “l’abandon” ou “la résignation” à un supposé ordre naturel des choses.
La paresse intellectuelle comme nouvelle lucidité
Dans un paysage politique qui étouffe toute alternative à l’ordre dominant, où ceux qui prétendent incarner cette alternative ont déçu par le passé et ont depuis lâchement fui le pays, le nouveau discours est que l’ultime acte de lucidité citoyenne et de bon sens politique qui s’offre à nous consiste à accepter ce contre quoi l’on ne peut rien. Un vibrant appel à magnifier et à embrasser le statu quo, ce discours tient surtout à encourager la paresse intellectuelle. Bien entendu, ce discours repose souvent sur des positions politiques partisanes, assumées ou tues.
On souhaite que les Guinéens encaissent leur sort sans protester ; qu’ils se taisent s’ils veulent manger ou vivre ; qu’ils arrêtent de rêver grand pour eux et leur pays. L’argument avancé fait état de notre propension à nous indigner de manière presque spontanée face aux injustices, mais très souvent suivie d’un oubli tout aussi prompt. L’on révèle ainsi une forme d’hypocrisie dans nos engagements, notamment vis-à-vis de toutes ces bonnes gens qui, malgré et contre tout, se battent au nom des idéaux que nous partageons en commun. Elle suggère que se battre, se sacrifier, mettre sa vie en jeu pour un peuple qui n'est pas conscient des enjeux de sa liberté et de son émancipation revient, pour reprendre Mohamed Rachid Rida « à s'immoler par le feu pour éclairer le chemin à un aveugle ».
Ce tableau est d’autant plus accablant que, dans notre désenchantement collectif, nous refusons d’interroger nos luttes, leur portée, et la sincérité des motivations de ceux qui les portent. Dans un contexte où les luttes ne sont pas toujours empreintes de sincérité, il est crucial de prendre du recul pour analyser les vrais intérêts qui les minent. Ne pas questionner les élites politiques, intellectuelles, religieuses et économiques, c’est manquer le courage de la vérité, l’audace de l’honorabilité. Frantz Fanon, dans Les Damnés de la Terre, évoquait déjà le devoir pour l’intellectuel de trahir sa classe, c’est-à-dire d’abandonner ses privilèges pour éveiller la conscience des masses.
Or, le discours d’acquiescement et de résignation qui bat son plein dans notre pays contribue incontestablement à décourager les luttes pour la liberté et à éteindre l’élan de solidarité envers ceux qui, à l’instar d’Aimé Césaire, refusant le confort de leur vie paisible, prennent sur eux la responsabilité d’être « la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche ».
Brandir l’ingratitude – supposée ou réelle – des peuples envers ceux qui luttent pour leur liberté est un argument dangereux, inopportun, suggérant une résignation ad vitam æternam. Au fond, et on le sait depuis bien longtemps, « c’est l’inaction des hommes de bien qui permet au mal de triompher. » Il est vrai que notre situation actuelle est plus que délicate ; que notre fragilité politique devrait nous pousser à tempérer nos ardeurs belliqueuses et hostiles pour la survie de ce qui reste de notre sens de nation ; que notre survie collective devrait primer sur nos passions partisanes. Mais cela ne devrait pas être un prétexte pour nous vendre le désespoir comme espoir, la résignation comme audace.
Désespérer de la Guinée, aujourd’hui, c’est tuer dans l’œuf toute tentative citoyenne et courageuse d’explorer le potentiel guinéen pour aborder nos problèmes de manière lucide et responsable.
Continuer à croire et à être de ceux qui essaient toujours. Il est temps de transcender nos déterminismes et notre propension à l’autoflagellation pour poser les nécessaires bases d’un dialogue politique inclusif, voire d’une union nationale autour d’idéaux communs. Ceci, il va sans dire, est en même temps, une mise en garde contre cette attitude, très guinéenne du reste, de s’enfermer dans un affrontement infernal et une polarisation systématique sur nos problèmes de société.
Les leaders politiques et d’opinion doivent ancrer leurs luttes dans les préoccupations réelles des masses populaires, sans laisser place à l’opportunisme. De ce point de vue, la vertu politique doit triompher de la realpolitik pour instaurer la confiance entre notre peuple et sa classe politique. Parce qu’au fond, peut-on vraiment blâmer le peuple si ceux qui sont censés montrer la voie s’égarent ?
Face à cette culture de renoncement qui s’insinue, il est possible de trouver des exemples inspirants de solidarité au sein des luttes pour la liberté :
1. Mahatma Gandhi : Les indiens ont accompagné « la marche du sel » de 1930, pour apporter leur soutien indéfectible à Gandhi pendant qu’il était incarcéré. Dans ce sursaut collectif à l’image de la « Boston Tea Party » qui a précédé l’indépendance américaine, les indiens sont parvenus à faire de Gandhi la figure tutélaire de leur lutte contre l’empire colonial britannique. Et voici ce que nos leaders politiques et intellectuels devraient retenir de l’héritage de Gandhi : « Commencez par changer en vous ce que vous voulez changer autour de vous ».
2. Nelson Mandela : Malgré les 27 ans de prison de son leader charismatique, le mouvement anti-apartheid n’a pas faibli ; et Mandela est devenu un symbole mondial de la lutte contre l’oppression. Grâce au courage et l’abnégation de ses compagnons de lutte du Congrès national africain (ANC), Mandela sorita de prison en 1990 pour ensuite devenir le premier président noir de l’Afrique du Sud. Et de ce grand combattant de la dignité du noir et de l’égalité des races, l’on devrait retenir que « l’honneur appartient à ceux qui jamais ne s’éloignent de la vérité, même dans l'obscurité et la difficulté, ceux qui essaient toujours et qui ne se laissent pas décourager par les insultes, l'humiliation ou même la défaite ».
3. Martin Luther King Jr : Sa lutte pour les droits civiques des afro-américains dans une société américaine profondément raciste et divisée jusqu’au sacrifice ultime est restée gravée dans la mémoire collective, notamment chez les Américains et tous les peuples noirs à travers le monde. Aux États-Unis et ailleurs, il est difficile de s’exprimer sur la liberté des noirs sans évoquer son nom.
On peut rappeler la contribution tout aussi majeure de Malcom X ou de Mohamed Ali. Leur mémoire est si intensément entretenue qu’on retrouve leurs noms presque partout chez les Yankees, sur les rues, les avenues, les musées, les bâtiments publics. Sans oublier les milliers de livres et de thèses de doctorat célébrant la mémoire et l’héritage de ces illustres héros. Ils sont, de ce point de vue, entrés dans le panthéon de l’immortalité. Et si le narratif mainstream américain s’obstine aujourd’hui à passer l’éponge sur la radicalité constructive de King Junior pour ne retenir que son pacifisme chrétien, l’histoire, la vraie, nous somme de garder de lui cette indémodable leçon de courage et de fierté : « La liberté n’est jamais donnée volontairement par l’oppresseur ; elle doit être exigée par l’opprimé ».
Aujourd’hui encore, la mémoire de Sankara est entretenue par les panafricanistes pour rappeler aux Africains qu’il n’est pas question de s’apitoyer sur notre sort, ou de nous abandonner à la providence. Car « seule la lutte libère ».
Être digne de notre héritage de courage et de fierté
Chez nous en Guinée, nous continuons d’honorer la mémoire de nos héros, nos grands résistants à la conquête coloniale, bien que certains restent méconnus du grand public. Nous célébrons à juste titre Samory Touré, Alpha Yaya Diallo, Bocar Biro Barry, Zébéla Togba Pivi, Kissi Kaba Keïta, Elhadj Oumar Tall. A cette liste, j’ai envie d’ajouter Vökpkö Onivogui chez les Loma ou encore Gbangouna Sadji Camara dans le Konia.
Notre défi aujourd’hui est de célébrer nos pères fondateurs de l’indépendance sans les filtrer à travers des lunettes sélectives façonnées par des politiciens dont le seul capital est le nombrilisme et l’inconséquence.
Ainsi, il est crucial de contrecarrer toute tendance à incriminer notre peuple sans poser les véritables axes d’engagement et de sacrifice citoyens. Tous doivent mener un examen de conscience afin d’identifier comment chacun peut contribuer à un avenir collectif. Alors que certains choisissent le déni et la fuite face aux défis des mouvements sociaux et de l’engagement civique, il persiste en Guinée un désir de conscience historique, porteur d’espoir pour l’avenir.
Pour le dire autrement, il n’est pas question de laisser prospérer un discours d’incrimination de notre peuple sans poser véritablement les perspectives à explorer, sans faire nôtre l’impératif d’engagement et de sacrifice, avec pour point d’ancrage, chacun en ce qui le concerne, son propre examen de conscience. Le réveil d’un peuple est toujours un processus lent, car il est souvent entravé par des peurs, la faim, et des considérations socio-économiques très souvent manipulées à dessein pour le maintenir dans l’apathie politique.
Cependant, l’histoire nous enseigne que, malgré ces obstacles, aucun système oppressif ne peut résister à un peuple uni qui prend conscience que sa survie est en jeu. Ce réveil, bien que long à venir, est inéluctable lorsque les injustices deviennent insoutenables et que l’unité remplace les divisions. Il nous faudra donc, contre vents et marées, continuer à entretenir le désir d’une certaine conscience historique et la volonté de faire émerger des cendres de nos échecs collectifs une Guinée fière et rayonnante.
Ali est diplômé en Droit des Affaires de L’Université Général Lansana Conté de Sonfonia (UGLC-S ). I...
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