Afrique, Opinions, Politique • 14 mars 2025 • Dasein TRAORE
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Être malien aujourd’hui, c’est un peu comme marcher sur un fil tendu au-dessus d’un ravin. À gauche, la clameur de ceux qui applaudissent le pouvoir en place, ces sauveurs au verbe martial, récemment promus généraux après avoir fait leurs gammes dans les rangs du peuple. À droite, les vestiges d’un régime politique effondré, une élite déchue aux promesses vides, qui a longtemps confondu le Mali avec un terrain de jeu personnel. Et au milieu, que reste-t-il ? Nous, quelques insoumis qui se risquent encore à dire : « Ni pro, ni anti, mais tout de même malien. »
Car aujourd’hui, être malien sans étiquette, c’est presque une insulte. Comme si notre identité ne suffisait plus, comme si ce simple acte de rester soi, sans verser ni dans l’adoration aveugle ni dans la détestation, relevait d’une hérésie patriotique. Ne pas choisir, c’est déjà trahir, dit-on. Le pays est devenu une mosaïque de factions, et toute tentative de rester au centre devient un acte de rébellion… ou d’imprudence, selon l’angle.
Les généraux en clair-obscur et les fantômes de la démocratie
Depuis qu’Assimi Goïta et ses compagnons d’armes ont pris les rênes du pays, le Mali vibre au son d’un patriotisme martial. Leur ascension, amorcée par le renversement d’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) en 2020, puis consolidée par un second coup en 2021, s’est drapée d’une rhétorique enivrante. Ces hommes, jeunes colonels promus généraux, se présentent comme les remparts d’une souveraineté retrouvée, brandissant l’étendard d’une nation libérée des ingérences étrangères. En 2025, leur emprise reste intacte, malgré des promesses de transition démocratique sans cesse repoussées – la dernière échéance, fixée à mars 2024, s’est évanouie dans un silence embarrassant.
Leur succès repose sur une mise en scène savamment orchestrée. Les discours d’Assimi Goïta, prononcés avec une gravité étudiée, résonnent comme des appels à l’unité. Lors de la célébration de l’indépendance en septembre 2024, il proclamait : « Le Mali se tient debout, libre et fier, grâce à la volonté de son peuple. » Une formule qui galvanise les foules, portée par une esthétique militaire omniprésente – défilés, uniformes impeccables, hymnes repris en chœur. Mais derrière cette ferveur, une réalité plus sombre se dessine. La liberté d’expression s’effrite, les voix dissidentes sont étouffées, et les médias, jadis vibrants, se taisent ou s’alignent.
Les généraux promettent la sécurité et la souveraineté, brandissant l’Alliance des États du Sahel (AES), signée en septembre 2024 avec le Burkina Faso et le Niger, comme un défi à la CEDEAO. Mais les résultats tardent. Le 14 janvier 2025, un raid jihadiste près de Mopti a tué 32 civils, selon des rapports locaux—un rappel sanglant que l’insécurité persiste malgré les fanfaronnades.
Les chiffres parlent : le PIB malien stagne à 19 milliards de dollars (FMI, 2024), plombé par une dépendance aux exportations d’or et une inflation galopante (8,2 % en janvier 2025, Banque mondiale). Les coupures d’électricité, jusqu’à 12 heures par jour à Bamako, sapent la rhétorique d’une souveraineté énergétique. Goïta et ses frères putschistes misent sur des alliés controversés—Wagner, dont la présence a coûté 300 millions de dollars depuis 2022, selon Jeune Afrique—mais les victoires militaires sont rares, et les accusations de massacres par ces mercenaires ternissent l’image d’un régime qui se veut irréprochable.
Face à cette poigne de fer, les vestiges de l’ancien régime démocratique offrent un contraste peu flatteur. Pendant des décennies, avant 2020, le Mali a été gouverné par une classe politique qui promettait progrès et liberté, mais livrait corruption et inertie. IBK incarnait cette élite déconnectée, incapable de juguler l’insécurité ou de répondre aux cris d’un peuple exaspéré. Sa chute n’a surpris personne, sinon ceux qui s’accrochaient encore à l’illusion d’une démocratie viable.
Aujourd’hui, ces anciens dirigeants, relégués dans l’opposition ou l’exil, tentent de se réinventer en champions de la restauration démocratique. Depuis Paris ou Bamako, ils multiplient les déclarations enflammées, invoquant des idéaux qu’ils ont eux-mêmes piétinés. En février 2025, une coalition d’anciens partis, menée par des figures comme Soumaïla Cissé – décédé en 2020, mais dont l’héritage est repris par ses disciples –, a appelé à un « sursaut citoyen » contre la junte. Leur discours, teinté de nostalgie, peine toutefois à convaincre. Qui peut oublier que sous leur règne, le Mali s’est enlisé dans une crise multidimensionnelle, abandonné par une gouvernance plus soucieuse de privilèges que de service public ?
Ce face-à-face entre militaires et civils déchus révèle une vérité amère : ni les uns ni les autres ne semblent capables de transcender leurs ambitions personnelles. Les généraux jouent la carte de la force, les politiciens celle de la mémoire sélective. Entre ces deux pôles, le peuple malien, spectateur malgré lui, assiste à une lutte de pouvoir où son avenir reste une variable secondaire.
La voie du milieu : un patriotisme sans maître
Dans ce paysage polarisé, choisir de ne pas choisir devient un acte de courage – ou d’imprudence, selon les regards. Dire « ni pro, ni anti » revient à rejeter une logique binaire qui réduit le patriotisme à une allégeance aveugle. Pour ceux qui adoptent cette posture, aimer le Mali, c’est refuser de le voir confisqué par des factions, qu’elles portent l’uniforme ou le costume-cravate. C’est un patriotisme dépouillé de fanatisme, ancré dans une foi en la terre, le peuple et une culture qui précèdent et survivront aux tumultes actuels.
Ce choix n’est pas sans coût. Les partisans de la junte y voient une trahison, une tiédeur indigne d’un pays en lutte. Les nostalgiques de la démocratie, eux, dénoncent une passivité complice. Pourtant, cette neutralité n’est ni faiblesse ni indifférence. Elle exige une lucidité rare : celle de reconnaître les mérites d’une souveraineté défendue par les militaires, tout en déplorant leur autoritarisme ; celle d’admettre les idéaux d’une démocratie passée, sans ignorer ses échecs cuisants. C’est une position qui demande de marcher sans boussole, guidé par une conviction intime que le Mali mérite mieux que des sauveurs autoproclamés ou des redresseurs opportunistes.
Cette voie exige de la substance, pas des rêves creux. Elle reconnaît les faits : le Sahel doit juguler l’insécurité (3 885 morts en 2024, selon le Global Terror Index), relancer une économie exsangue, réparer un tissu social déchiré. Elle ne nie pas à la junte ses succès—reprise de Kidal en 2023—ni à l’opposition son expérience. Mais elle refuse de s’inféoder à l’un ou l’autre, car ni Goïta ni Mara n’ont prouvé qu’ils pouvaient dépasser leurs propres ambitions.
À ceux qui exigent une prise de position tranchée, la réponse est claire : les certitudes sont un luxe que le Mali ne peut s’offrir. À ceux qui s’entêtent, nous opposons une force plus rare : le doute. Oui le doute ! Cette posture inconfortable, cette absence de bannière, pas celui qui paralyse, mais celui qui questionne, qui refuse de plier devant les slogans ou les souvenirs truqués. Être Malien, c’est aimer ce pays assez pour le voir tel qu’il est—fragile, fracturé, mais vivant—et le pousser vers mieux. Si cette voie est solitaire, elle n’en est que plus noble : un patriotisme qui ne s’achète ni par la peur ni par la nostalgie, mais qui se forge dans la clarté d’un engagement sans maître.
Dasein observe, écrit, analyse et déconstruit. Spécialisé sur le Sahel et les dynamiques africaines ...
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