Afrique, Analyse, Politique • 23 mars 2025 • Mohamed Sylla
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Image source: Les Concernés
Il y a un mois, l’ambassadeur de France en Guinée a manqué une bonne occasion de se taire, de ne pas raviver les flammes de ce dégagisme anti-français qui sévit en Afrique. Dans l’entre-soi diplomatique parisien, on s’amuse à attribuer les revers que ne cessent de subir la France dans son ancien pré carré colonial à la condescendance congénitale de l’élite française envers les peuples africains.
Cette arrogance française serait, selon nombre d’observateurs aguerris, une donnée indispensable à la compréhension des causes lointaines et immédiates du retrait français en Afrique. A Bamako, Niamey et Ouagadougou, la prégnance de ce mépris colonial, de ce sentiment de peuple supérieur à la mission civilisatrice semble avoir été la goutte d’eau de trop qui aura fait déborder le vase de ressentiments et de frustrations dont sont faits les rapports entre Paris et ses anciennes colonies. Mais si au Quay d’Orsay on dit s’atteler désormais à mettre de l’eau dans le vin des velléités de résurgence de cet empire colonial français en désuétude, si on promet d’en découdre avec cette arrogance de donneurs de leçons aux peuples anciennement colonisés, l’ambassadeur Luc Briard est l’illustration par excellence de la survivance de cette élite française qui se croit en territoire conquis dans cette partie de l’Afrique dite francophone.
Ainsi donc, lors d’une conférence de presse à Conakry le 24 février dernier, l’ambassadeur français a tenu à rappeler à ses hôtes l’unique sens à donner à la commémoration de ce qu’il a appelé « le troisième anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie». Dans son analyse situationnelle, drapée d’un appel vibrant à notre « solidarité collective », l’ambassadeur nous a surtout exhortés à embrasser la cause ukrainienne comme un étendard universel – droit international, paix mondiale, stabilité économique.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : sous ces mots habiles se tapissait un édifice chancelant, une construction d’ambiguïtés pathétiques et de vides béants qui ne résistent pas à l’épreuve du réel. Un mois après, alors que l’Amérique de Donald Trump ne cesse de mettre les Européens (la France en tête) devant l’évidence de leur impuissance stratégique et leur insignifiance militaire dans ce monde multipolaire en plein essor, débusquons cette imposture avec une lucidité acérée. Car la Guinée, fille d’un refus héroïque en 1958, ne saurait se laisser enrôler dans une croisade qui trahit ses propres impératifs.
Une guerre existentielle ou un universalisme de façade ?
Dans son discours, l’ambassadeur français nous somme, avec une grandiloquence qui frise le théâtre, de « collectiviser » notre solidarité avec l’Ukraine, qualifiant ce conflit de « guerre existentielle qui concerne le monde entier ». Quelle audace ! Quelle prétention ! Comme si la Guinée, nation souveraine née d’un cri de liberté en 1958, devait plier son destin et ses priorités sous le joug d’une lecture eurocentrée d’un conflit lointain. L’ambassadeur invoque le droit international et l’intégrité territoriale comme des totems sacrés, mais où était cette ferveur lorsque des États africains, y compris le nôtre, voyaient leurs frontières bafouées par des puissances coloniales ou leurs proxies ? Où était cette « solidarité mondiale » lorsque la Guinée, fraîchement indépendante, subissait les représailles économiques et diplomatiques pour avoir osé dire non ?
L’histoire nous enseigne que le droit international, apparemment si cher au regard de l’ambassadeur Briand, n’a jamais été un bouclier universel, mais une arme brandie sélectivement par les puissants. Qualifier la Russie d’« agresseur » sans nuance, comme il le fait, est un raccourci commode qui esquive les dynamiques complexes d’un conflit aux racines profondes – la guerre froide prolongée, l’expansion de l’OTAN, les rivalités géopolitiques. Dire que « ça concerne le monde entier » est une hyperbole qui dilue la spécificité des intérêts européens dans cette crise et cherche à nous enrôler, nous Guinéens, dans une bataille qui n’est pas la nôtre. Cette tentative de nous faire endosser un universalisme de façade est pathétique. Surtout quand notre propre existence, nos luttes internes – pauvreté, souveraineté alimentaire, développement – réclament une attention autrement plus pressante.
L’architecture de paix mondiale : une abstraction creuse
Il enchaîne avec une invocation pompeuse de « l’architecture de paix que nous voulons pour le monde », affirmant que ce n’est pas « qu’une question européenne », mais un enjeu « au carrefour de toutes les géographies ». Quelle belle phrase ! Quelle formule ronflante ! Mais quel vide abyssal derrière ces mots ! Qu’est-ce que cette « architecture » sinon une abstraction qui, dans la bouche d’un diplomate occidental, sonne comme un écho des vieilles promesses de l’ordre libéral – cet ordre qui a si souvent exclu l’Afrique de ses bénéfices ? La paix mondiale, telle qu’il la conçoit, semble se réduire à la préservation d’un statu quo favorable aux puissances établies, où la Russie joue le méchant et l’Ukraine le martyr.
Mais où est l’analyse historique ? Où est la sociologie des rapports de force ? Un esprit des « concernés » aurait interrogé la légitimité de cet ordre mondial, forgé dans les cendres de 1945 par des nations qui, à l’époque, tenaient des peuples comme le nôtre en chaînes. Un historien aurait rappelé que la Guinée, en choisissant la souveraineté en 1958, a rejeté précisément cette logique d’alignement aveugle sur des agendas étrangers. Comment, malgré le poids de notre histoire coloniale, de notre agonie postcoloniale souvent due à la mutation de la colonisation en néocolonisation, un officiel occidental ose-t-il nous faire croire que soutenir l’Ukraine, que s’aligner derrière l’Occident, c’est aujourd’hui défendre notre propre indépendance ?
L’ironie ici, il va sans dire, se drape donc d’une ambiguïté grotesque, d’une ignorance feinte ou assumée de la cruauté de l’histoire de notre soumission aux désidératas d’un Occident qui s’est longtemps cru tout permis, qui s’est longtemps rêvé en « maître et possesseur » de l’univers. Ceux qui ont une petite once de culture historique savent que se ranger derrière cette cause atlantiste, occidentaliste, c’est au contraire risquer de nous inféoder à une vision du monde qui n’a jamais pris nos aspirations au sérieux.
L’Ukraine, grenier du monde ?
Enfin, l’ambassadeur brandit l’argument économique : l’Ukraine comme « grenier du monde », dont la crise a fait flamber les prix du blé et des intrants, affectant jusqu’à nous, Guinéens. Ici, il croit tenir un levier concret, un appel à notre pragmatisme. Pourtant, ici aussi, il y a l’ombre d’un sophisme misérable.
Oui, la guerre en Ukraine a eu des répercussions sur les marchés mondiaux – le prix du blé a grimpé de 40 % en 2022, selon la FAO, et les intrants agricoles sont devenus un luxe pour bien des pays africains. Mais faire de ce constat une raison de « solidarité » avec l’Ukraine, c’est renverser la logique avec une malhonnêteté sidérante.
Car cette crise alimentaire ne révèle pas tant l’importance de l’Ukraine que la fragilité de notre propre souveraineté économique. Pourquoi la Guinée, terre fertile, riche en ressources, dépend-elle encore des greniers étrangers ? Pourquoi n’avons-nous pas, en 66 ans d’indépendance, bâti une autosuffisance alimentaire qui nous mettrait à l’abri de ces chocs ? L’ambassadeur Briand omet de dire que cette dépendance est aussi l’héritage d’un système mondial – soutenu par des pays comme la France – qui a maintenu l’Afrique dans un rôle de consommateur passif. Nous solidariser avec l’Ukraine pour stabiliser les prix revient à soigner un symptôme sans jamais toucher la racine de la maladie : notre propre vulnérabilité structurelle. Pathétique donc, cette tentative de nous culpabiliser pour un désordre dont nous ne sommes pas les architectes.
Le refus guinéen d’alignement résonnera-t-il encore aujourd’hui ?
Le discours de l’ambassadeur est, on le voit, un chef-d’œuvre d’ambiguïté, un château de cartes rhétorique qui s’effondre dès qu’on le soumet à l’épreuve de la raison. Il mêle des idéaux nobles – droit, paix, solidarité – à une vision étriquée qui trahit son véritable dessein : aligner la Guinée sur les priorités géopolitiques de l’Occident. Il parle de « guerre existentielle » sans définir en quoi notre existence, à nous Guinéens, est en jeu. Il évoque une « architecture mondiale » sans reconnaître que cette architecture nous a relégués au sous-sol. Il brandit l’économie mondiale sans interroger pourquoi nous restons à sa merci.
Un sociologue y verrait une tentative d’hégémonie culturelle, un philosophe une imposture morale, un historien un énième chapitre de la diplomatie paternaliste de l’Occident, de la France. Moi, j’y vois un appel qui sonne faux, une pensée qui ne résiste pas à l’épreuve du réel. Car la Guinée n’a pas besoin de s’enflammer pour l’Ukraine pour prouver sa foi dans le droit ou la paix. Notre combat, c’est celui de notre propre émancipation, de notre propre architecture – celle d’une nation qui ne se laisse plus dicter ses solidarités par les émissaires d’un monde qui l’a trop longtemps ignorée. Par le fond et même par la forme nous sommes un pays au-delà de l’indépendance, une nation souveraine.
Ne nous laissons donc pas duper par cette rhétorique dépourvue de substance, ce mirage d’universalité qui cache des intérêts étroits. L’ambassadeur Briard nous appelle à une solidarité qui n’est qu’un leurre, une invitation à servir des causes qui ne sont pas les nôtres. Que la Russie et l’Ukraine règlent leurs comptes ; que l’Europe défende son pré carré. Nous, Guinéens, avons une histoire à écrire, une souveraineté à consolider, un peuple à nourrir et à élever. Le droit international triomphera peut-être en Ukraine, mais notre triomphe, à nous, ne se joue pas là-bas. Il se joue ici, dans notre refus de plier, dans notre capacité à dire, encore et toujours, comme en 1958 : non à l’alignement, oui à nous-mêmes.
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